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RIDLEY :
LES CHRONIQUES D'UNE OMBRE

Chapitre 14. La destinée des Sibylles.

   Je ne sais pas par quel miracle de la nature, un soir, peu avant les examens finaux de l’Académie, imbibé d’alcool et probablement grâce à ma carrure, je me retrouvai dans le lit d’une charmante créature. Une Norionienne. Les événements qui avaient précédé étaient légèrement flous, mais ce dont je me souviens, c’est que la demoiselle avait un esprit aventureux et beaucoup d’humour. Je suppose que pour avoir une relation avec un Prédactyle, c’était nécessaire.
   La nuit fut longue. J’avais beaucoup à apprendre. Nous nous dîmes adieu le lendemain.
   Je ne sus jamais son nom.
   A vrai dire, je me rappelle à peine de son visage. Mais elle, j’en suis sûr, se souvient de moi. C’est suffisant, vous ne croyez pas ?

   Tenter un Psychic Dive au cœur de l’inconscient est une expérience encore plus singulière que toute autre forme de télépathie. Il y a tout d’abord cette transe caractéristique, les chiffres du code pédagogique tournoyant autour de votre esprit, tel un nuage de lucioles perdant peu à peu leur consistance pour devenir un tourbillon de lumières ; puis, venant de nulle part, une brume enveloppe ce qui vous reste de conscience et efface totalement le monde extérieur. Vous voilà plongé dans monde des esprits.
   Je laissai le mien s’immerger, jusqu’à ce qu’une présence se fasse sentir ; Ada, conformément au plan, allait m’aider à atteindre l’inconscient de Sheryl. Sa psyché glissa sur la mienne et l’enveloppa pour l’emmener avec elle à travers les instances mentales de l’enfant, dans un doux entrelacement de deux dimensions à jamais séparées. Très étrange, bien qu’agréable. Je traversai les pensées qui peuplaient le cerveau d’Ada comme autant de nuages que je me refusai à regarder, ce dont, je le sus, elle me fut reconnaissante. Les sons et les images atténués ne formèrent bientôt plus qu’un amas translucide, puis grisâtre, et, enfin, je sentis la prise d’Ada se relâcher ; son esprit, long serpent argenté, desserra son étreinte, et nous nous séparâmes. Je restai donc là, flottant au milieu de ce qui me semblait être une gigantesque caverne emplie d’un fluide inconnu, à mi-chemin entre le liquide et la brume. Les parois de cet espace onirique semblaient recouvertes de membranes mi-organiques mi-lumineuses, qui, mises bout-à-bout, formaient de gigantesques toiles d’araignée, ou plutôt une sorte de grillage de corail ; en voyant la représentation psychique d’Ada se faufiler sinueusement vers ces membranes, je compris qu’il me fallait m’en rapprocher. Je me concentrai donc sur la trainée lumineuse que laissait ma partenaire, et mon esprit suivit le sien ; nous longeâmes ainsi pendant quelques minutes les ramifications organiques. De temps à autre, des sons nous parvenaient de partout et de nulle part à la fois, comme des bribes abstraites de conversations. Les souvenirs de Sheryl. Je me forçai à ne pas y prêter attention, peut-être dans un élan de pudeur. Au terme de notre avancée, nous nous retrouvâmes au dessus de ce qui semblait être le sol, tapissé du même corail pourpre que les murs.
   La voix d’Ada se fit entendre :
   « Ridley, il faut que tu te concentres à présent. Je vais amplifier les signaux de Sheryl pour que tu puisses les recevoir. Tes sens vont se retrouver mêlés aux siens, tu risques d’être désorienté pendant un petit moment. »
   Je voulus acquiescer, mais dans ce monde de pure pensée, m’exprimer était devenu impossible. Je me contentai donc de faire ce que mon amie me dictait : j’ouvris mon esprit à tout signe de la part de la gamine. Le flux psychique me frappa de plein fouet. Il est difficile de parler de douleur quand tout ce qui vous compose n’est qu’esprit, mais la sensation que j’éprouvai à cet instant s’en rapprocha le plus. Un flot de souvenirs étrangers déferlèrent à toute vitesse devant mes yeux, des visages souriants, grimaçants, des voix, des cris, des bruits et des couleurs, et puis, tout d’un coup, tout s’arrêta et je fus plongé dans l’obscurité la plus totale. J’attendis. Progressivement, un son que je pris tout d’abord pour une musique me parvint, faible, comme provenant de derrière un vitrage. Puis je réalisai qu’il s’agissait de la voix de Sheryl.
   « -ieu-ra-on »
   Je me focalisai sur elle.
   « Mon - ieu - gon »
   Je sentis Ada unir ses efforts aux miens.
   « Monsieur Dragon ? »
   Et le lien fut rétabli.

   Lors d’un Psychic Dive se déroule au plus profond de l’inconscient et que les deux interlocuteurs tentent de communiquer, parler de ‘conversation’ n’est pas vraiment approprié. L’expérience est en réalité beaucoup plus complexe. Chaque phrase est prononcée mais les mots sont superflus. Seul le sens, l’idée, est réellement perceptible, tout le reste n’est qu’une carapace, une coquille inutile dont la pensée pure se débarrasse ; la communication est simultanée, comme si les deux interlocuteurs se parlaient en même temps mais parvenaient à se comprendre parfaitement. En outre, chaque message implique une série d’autres idées chez le récepteur et l’émetteur, entraînant sans cesse d’autres questions, d’autres réponses, et ainsi de suite. Il est donc nécessaire de se concentrer pour ne pas se faire déborder par les informations. C’est beaucoup plus difficile que ça en a l’air. Heureusement, ma partenaire veillait. Sheryl se montra tout d’abord hésitante. Nous la mîmes en confiance en nous concentrant sur des pensées positives. Ada, sans hésitation, lui montra les plaines à la couleur saphir de Pantheos VI ; je choisis pour ma part de partager le souvenir de mon premier envol. La jeune fille fut bientôt gagnée par l’euphorie et nous reçûmes en retour un fragment de sa propre mémoire ; transcendant un mur de vapeur glacée, la caresse chaleureuse d’une chevelure blonde, l’odeur de la peau humaine, et un sentiment de sécurité absolue nous submergèrent. Dans un élan de confiance, l’enfant nous avait offert le meilleur souvenir qu’elle avait de sa mère. Encouragée, ma partenaire m’invita à prolonger le contact. Je réussis à émettre une pensée suffisamment proche de la question qui me brûlait les lèvres :
   « Sheryl, où es-tu ? »
   La réponse me parvint confusément, sous la forme d’une image nervurée, craquelée, qui s’installa dans mon esprit. Une pièce mal éclairée, des formes géométriques dures, des murs froids. Des containers. Je relayai cette vision à Ada ; elle prit quelques secondes pour décrypter l’image, puis me demanda de continuer. Je reportai mon attention sur la fille :
   « Gamine, est-ce qu’il y a des gens avec toi ? »
   Une pause. Une nouvelle image. Trois visages distincts. Je reconnus celui de Salazar, et m’efforçai de ne pas communiquer les souvenirs qu’il m’inspirait. Puis, alors que j’allais passer à autre chose, Sheryl me montra une autre image, celle d’un astroport désert, dont un gigantesque appareil était arrimé au quai. Déformé par l’esprit d’enfant de la petite, ce vaisseau à la coque rutilante déployait ses ailes de métal vers les cieux. Malgré son apparence fantasmée, je reconnus le modèle. Il s’agissait d’un vaisseau de croisière.
   « Est-ce que c’est l’endroit où tu te trouves ? »
   Sheryl confirma. Je consultai Ada, qui, depuis son enveloppe corporelle, vérifia que la zone psychique comportait bien un astroport. J’attendis sa réponse. Mais elle ne vint pas. Quelque chose allait de travers. Mais Sheryl n’y était pour rien. C’était Ada. Son rythme cardiaque avait accéléré. Je tentai de tirer sur le lien qui nous unissait pour savoir ce qui clochait, ce à quoi mon amie répondit malgré elle : l’astroport dans lequel Sheryl était détenue était celui-là même qui abritait Léon. Je perçus l’inquiétude montante d’Ada. Sa peur prit le dessus, et, tel un poison, se répandit dans la petite bulle que Sheryl avait construite autour de nous. Je tentai de maintenir la petite dans un état de quiétude, mais je ne pu fournir l’effort nécessaire. Je sentis soudain la psyché d’Ada lâcher prise…
   Et le contact fut rompu. Privé de l’aide de mon amie, mon esprit ne parvint plus à se contenir ; les frontières entre le subconscient de la gamine et le mien s’effondrèrent, et, malgré moi, une déferlante de souvenirs afflua dans mon cerveau. Des images, des sons, des pensées intimes.
   Trop intimes. Tu es anormale. Les images s’étaient mises à danser devant mes yeux. C’est de ta faute si tes parents sont malheureux. Leur sarabande s’était muée en un tourbillon de feu blanc. Ma chérie, j’aimerais te comprendre. Les voix et les sons frappaient aux portes de mon crane telle une averse. Vient par ici, ce sera notre petit secret. Je tentai de faire cesser cette pluie infernale de pensées…
   Ton monde natal, ce sera à toi de le construire.
   …avant de réaliser que…
   Mon client paie bien plus pour la tête de Salazarrr.
   …Le transfert se faisait également dans l’autre sens…
   Le Consortium est passé par là.
   …Et que le cerveau de Sheryl…
   Irving, sale enfoiré !
   …Subissait à présent l’assaut des souvenirs d’un chasseur de primes.
   Je vous protègerai, je te le jure, Ada.

   La petite hurla. Elle hurla intérieurement. Elle hurla dans le monde réel. Elle hurla de honte et de frayeur. Probablement sous l’afflux d’énergie psychique, les nano-machines inertes qui reposaient dans mon corps se réactivèrent. Je sentis chacune de ces millions de saletés se réveiller et déverser son poison en moi. Le monde des esprits s’embrasa et à nouveau, je regagnai mon corps, secoué de convulsions.

   Noir.

   De ses yeux cybernétiques, le capitaine du vaisseau me toisait :
   « Vous êtes Ridley, c’est bien ça ?
   - Comment l’avez-vous deviné ? »
   Ignorant mon sarcasme, l’officier reporta son attention sur l’holopad qu’il portait à bout de bras. Je notai son absence manifeste de sens de l’humour.
   « Oui, oui, marmonna-t-il d’un ton légèrement pompeux… L’Amiral Thames vous a engagé pour superviser l’équipe de sécurité.
   - C’est ça. 
   - En effet, il est fâcheux de la part de la Fédération d’avoir recours à des… Mercenaires… Surtout pour une simple affaire de sécurité... Mais dans la conjoncture actuelle… »
   Je ricanai intérieurement, constatant la mauvaise foi du capitaine. Les mercenaires que je dirigeais avaient été embauchés par la Compagnie de sécurité qui avait financé presque toutes les expéditions « non-officielles » de l’Amiral Thames. Je venais de rompre mon contrat avec l’armée, mais j’avais encore quelques contacts bien placés, et les pontes de la Compagnie m’offraient un sacré paquet de crédits pour faire prendre la mayonnaise entre leurs mercenaires et l’équipage du vaisseau. La vie est ironique, parfois : la première mission qui m’était confiée en tant qu’indépendant consistait à assister l’armée…
   Le capitaine et moi nous dirigeâmes vers le pont. Depuis la baie, une vue imprenable sur le cosmos s’offraient à nous. Une ceinture d’astéroïdes flottait à quelques centaines de kilomètres, et plus loin, une planète à la couleur ocre nous faisait face. Je pris la parole :
   « Mes employeurs ne m’ont pas précisé quel serait le but de votre expédition.
   - Nous sommes chargés de superviser la construction d’une station orbitale ; les vaisseaux de la compagnie ne devraient plus tarder.
   - Biométrix ?
   - Exact. »
   Je souris. Les labos Biométrix avaient finalement obtenu le soutient du gouvernement. Amusant. Les derniers actionnaires de BioHeal devaient fulminer.
   «  Vous n’allez pas atterrir ?
   - Oh, surtout pas, répliqua le capitaine. Cette planète est sous le coup d’une quarantaine depuis des décennies. La plupart des animaux qu’on y rencontre ont été classés Xenos Horribilis, et, pour couronner le tout, les villes abandonnées ont été englouties sous des litres d’Acide, sûrement dus à l’érosion ou à la dégradation. La plupart des cartes de l’endroit ont été rédigées par des autochtones, mais elles ont été perdues avec le temps.
   - C’était une planète habitée ?
   - Ouaip, répondit-il. C’est une ancienne colonie Chozo. »
   Je scrutai la petite planète.
   « Avez-vous lu Kreyechiss, demandai-je ?
   - C’est un poète Chozo, non ?
   - Exactement. Grâce à lui, le Canon des Dieu de Zebes et la Mythologie Chozo ont pu être traduits dans pratiquement tous les dialectes de la Galaxie. C’est le premier à avoir démocratisé le terme ‘Terre Promise’ dans le langage Chozo.
   - Ah, fit le capitaine avec amusement, c’est curieux, ça.
   - Pourquoi donc ?
   - La planète que vous voyez là s’appelait autrefois Tahlon Zera, ‘Terre Promise’ en Chozo. 
   - S’appelait ?
   - Oui. A présent, elle est juste désignée par son matricule. »
   Je dirigeai mon regard vers l’écran que le capitaine désignait, et lu : SR388.

   J’ouvris les yeux. J’étais par terre. Je savais pas trop où, mais j’étais par terre.
   « Ridley ! Il revient à lui…
   - Queudhersjfaitchier.. 
   - On a failli te perde, ton système respiratoire s’est bloqué et…
   - Ta gueule Tery. »
   Au dessus de moi, Lalamya me regardait. Je me relevai, repris mes esprits et constatai, soulagé, que je n’avais rien cassé en m’écroulant par terre. J’articulai difficilement :
   « Bordel, les nano-machines étaient sensées être devenues inoffensives !
   - J’y comprends rien, lâcha Tery’uk, dépité. C’est peut-être la surcharge de…
   - Où est Ada ?
   - Tu as été inconscient durant presque une heure, déclara Lalamya. On a essayé de la contacter, mais elle nous a juste crié que Sheryl était retenue à l’astroport de la ville de R4C00N.
   - J’ai vérifié, confirma Tery. C’est bien de là que provenaient les signaux psychiques.
   - On arrive plus à la joindre depuis, mais on a capté un appel vers le commissariat. On pense qu’elle est allée à l’astroport toute seule.
   - Quoi ?
   - Je viens juste de décrypter la conversation qu’elle a eu, annonça Tery’uk. »
   Il pianota sur la console, et une voix retentit :
   « Ada ? Qu’est-ce que je peux faire pour toi ? »
   Je reconnus directement son interlocuteur.
   « Londo, il faut que tu m’aides. Ce serait trop long à expliquer, mais on a découvert où Salazar se cachait.
   - T’es pas sérieuse ?!
   - Il se terre à l’astroport de R4C00N. Il a Sheryl Birkin avec lui. Je sais pas encore comment, mais je suis certaine qu’il s’apprête à quitter Logacia.
   - Qu’est-ce que tu veux que… ?
   - Appelle les services de rapatriement et fait sortir Léon de là.
   - Je.. C’est compliqué tu sais. Je vais prévenir Brian Irons, c’est la meilleure chose à faire.
   - Quoi ? Londo… Londo, tu m’entends ? Bon sang… »

   L’enregistrement s’arrêta.
   Je me mordis la lèvre d’agacement. J’avais vu venir le coup : Ada était partie pour tirer Léon de là au cas où une fusillade éclate. Il fallait faire vite. Les muscles endoloris, je me dirigeai vers la sortie à grands pas. Lalamya m’arrêta :
   « Attend ! T’as pas encore récupéré tes f…
   - Hors de question d’attendre une minute de plus, la coupai-je, en passant la porte. »
   Ses pas résonnèrent dans le couloir alors qu’elle me suivait en courant.
   « Je t’accompagne, cria-t-elle.
   - Grouille. »
   Soudain, une douleur vive traversa mon crane. Je trébuchai ; Lalamya n’avait rien remarqué. Tant mieux. Je n’avais clairement pas besoin qu’elle s’inquiète plus. Je me remis en marche. Ma tête me lançait ; sûrement le stress. Nous continuâmes jusqu’à l’ascenseur. Je choisis directement le toit : la voie des airs semblait la plus appropriée pour atteindre R4C00N rapidement.
   ‘Ridley’
   « Hein ? 
   - Quoi, fit Lalamya ?
   - Je… Rien. »
   Lorsque nous eûmes atteint le sommet de la tour, je m’approchai du rebord, toujours suivi par l’Archimaedienne. Devant son air interrogateur, j’étirai mes ailes, laissant chaque articulation craquer, puis je la saisis subitement et la plaçait sur mon dos. Elle n’eut que le temps de crier avant que je ne prenne mon envol. Ce n’était pas très malin de solliciter ainsi un tel effort après une crise, mais je n’avais plus le choix.
   ‘Ridley’
   Cette fois-ci je l’entendis distinctement. Accompagnant les maux de tête, une voix me parvenait, mais ce n’était pas celle de la jeune femme sur mon dos. C’était celle d’Ada. Mon cerveau débloquait complètement… Etaient-ce l’effet des toxines ?
   ‘Où ?’
   Je m’efforçai de la faire taire. Tout près de mon oreille, Lalamya me parla :
   « Ridley.
   - Qu’est-ce qu’il y a ?
   - On va la retrouver, ne t’en fait pas.
   - T’as rien de mieux à proposer, lançai-je froidement ? »
   Elle accusa sans un mot, puis, au bout d’un moment, elle dit simplement :
   « Je suis là. D’acc’ ?
   -… D’acc’. »
   Cela n’allait pas beaucoup m’aider, mais je masquai mon cynisme. Nous arrivions à l’astroport. A cette altitude, un simple coup d’œil aux portiques et aux quais suffit à déduire que toute la structure était fermée au public. Pas un civil, quelques flics ici et là. Sous leurs yeux ébahis, je me posai sur une des plateformes d’atterrissage. Lalamya et moi sortîmes nos cartes d’identification. Sans attendre, nous nous hâtâmes en direction du pôle de renseignements le plus proche. L’hologramme d’accueil, une créature féminine aux oreilles de lapin, probablement la mascotte de quelque compagnie aérienne, nous apostropha :
   « Désolée, nous sommes fermés pour le moment.
   - Recherche d’information, lançai-je.
   - Veuillez poser votre question.
   - Je veux la liste des vaisseaux de croisière spatiale XF de classe 8 à quai.
   - Il n’y a actuellement aucun vaisseau correspondant à votre description, dit-elle après un court instant. »
   Merde. Salazar avait du décoller. Et Ada l’avait certainement suivi. Mais le ministre Irons s’était assuré qu’aucun appareil ne puisse quitter le sol, comment était-ce possible ? Lalamya cracha dans son communicateur :
   « Tery, passe en revue les…
   - C’est déjà fait, l’entendis-je dire, un XF-8 a effectivement décollé de l’astroport il y a à peine un quart d’heure.
   - Il pourrait être n’importe où… Comment est-ce qu’il a pu décoller ?
   - Autorisation express de Brian Irons. »
   Et une coïncidence de plus…
   Je relevai la tête, scrutant le ciel devenu grisâtre. Les nuages menaçaient de déverser leur pluie à tout moment sur la cité. L’air paraissait humide et lourd, et, au loin, le bruissement caractéristique de l’averse se faisait déjà entendre. Plus un seul oiseau ne montrait le bout de son bec. Nous sortions de l’astroport quand Tery nous contacta à nouveau :
   « Ridley, Lalamya, vous allez pas me croire ! Je viens de recevoir un rapport de notre taupe de la Sécurité Planétaire. Le Bureau de la Défense Intérieure a délivré l’ordre aux croiseurs en orbite autour de Logacia de détruire à vue tout vaisseau provenant de la planète ! 
   - QUOI, m’exclamai-je ?!
   - Il est complètement taré, marmonna Lalamya… »
   Au contraire… Mes soupçons s’étaient avérés justifiés. Irons avait permis au vaisseau de quitter l’astroport en sachant que Salazar s’y trouvait : il n’avait jamais eu l’intention de le faire prisonnier. Pour une raison qui m’était devenue évidente, il désirait sa mort.
   …
   « Pourquoi ça ne m’étonne pas…? murmurai-je. »
   L’affaire était devenue très claire à présent. Interrompant le flux de mes pensées, la douleur refit surface.
   ‘Je ne vois rien’
   Je poussai un râle et me saisis la tête des deux mains. Lalamya s’approcha de moi mais je l’arrêtai d’un geste. Je jetai un regard au travers de mes doigts. La lumière blanchâtre que les nuages infusaient devenait insupportable. D’un coup de patte, je pris un élan et m’envolai sans la jeune femme, essayant de prendre de l’altitude pour faire passer cette souffrance. Je traversai l’écran de nuages, laissai les gouttes condensées courir sur mes écailles, et atteignit enfin le ciel au froid incisif. La voix d’Ada continuait à résonner dans mon esprit.
   ‘Où es-tu, Ridley ?’
   Dans mon délire, cette voix ressemblait à une corde. Une corde tendue, rattachée à ma tête, disparaissant dans l’horizon. Plus je longeais cette ligne imaginaire, plus la voix se faisait distincte, claire. Je comprenais. D’une manière ou d’une autre, un lien psychique avait du être établi entre Ada et moi. Elle tentait certainement de me contacter depuis le vaisseau. Il fallait que je suive ce chemin psychique qui me liait à elle. Au loin, j’aperçus le vaisseau de croisière. Un rictus de douleur et de satisfaction me tordit le visage, et je m’élançai dans sa direction.
   ‘C’est le seul moyen pour que Léon et moi puissions avoir une vie normale.’
   Je me rapprochais lentement de l’engin. Ce vaisseau imposant possédait un ventre gigantesque, la machinerie et les cales représentaient presque la moitié de l’appareil. Les deux ailes, plus décoratives qu’utiles, battaient à un rythme régulier, brassant l’air et la fumée générée par le XF-8. Plus qu’une centaine de mètres.
   ‘Je sens Sheryl, il y a tant de peine dans ce petit corps, oh, tant de peine’
   J’allais improviser. Oui. Percer la coque avec mes griffes et extirper Ada de là. Ensuite, nous irions neutraliser Salazar et récupérer la gamine. Et tant pis pour Irons, si c’était ce que je pensais. Rien ne nous arrêterait.
   ‘Pardonne-moi, Ridley’
   Plus qu’une cinquantaine de mètres. Mon matériel n’avait pas supporté un changement d’altitude si brutal. Mon holopad avait brûlé, ainsi que mes communicateurs et mon bouclier à énergie. Je détachai ma ceinture et lâchai le reste, me retrouvant ainsi presque nu. Il me fallait espérer que les ravisseurs ne me détectent pas.
   ‘J’aurais voulu que ça se termine mieux’
   J’approchais enfin du vaisseau titanesque. Je m’agrippai à la coque, et, d’un coup de queue, l’éventrai pour passer. Je pénétrai dans la sombre cale de l’appareil. J’étais finalement dans la place. Il était temps de botter du cul.

   J’ai fait beaucoup de chemin pour arriver où j’en suis aujourd’hui.
   Remettre toutes les pièces dans l’ordre n’est pas de tout repos mais parfois, on n’a pas le choix. Je me suis toujours dit que si un quelconque dieu, ou si un quelconque destin existait, il aurait un sens de l’humour particulièrement acerbe. Moi qui ai toujours occupé mon temps à explorer le passé, le passé des miens, de mes proches, de la civilisation, moi qui ai toujours reposé mon avenir sur ceux qui faisaient mon présent, je n’ai jamais eu l’imagination suffisante pour envisager l’avenir sans ces gens-là.
   D’ailleurs, qu’est-ce que l’avenir ? Une succession de présents qui s’enfilent telles des perles sur un collier de fortune ? Ou bien une série d’hypothèses, de chemins possibles, s’enchaînant au gré des coïncidences et des accidents ? Ordre, chaos ?
   Cela fait des années que, perché sur cet ultime sommet qu'est le Présent, je scrute la mer de nuages qui m'entoure depuis l'infini. Le ciel et les abysses, le Passé et l'Avenir, ne font plus qu'un. Je suis unique. C'est ce qu’on se dit tous : j'ai un Destin, un sentier de feu qui se révélera un jour, scarifiant la brume de son éclat jusqu'à l'horizon ; alors je le suivrai sans hésiter, je courrai, je volerai jusqu'à ce que mon corps s'embrase et que mon âme s'unisse avec le vent.
   Je suis unique. Ce ne pourrait être autrement. Mon histoire ne s'achèvera que par le déluge de métal pleuré par la Guerre, par les feulements de l'essaim bouffi d'orgueil qui me pourchasse, par la foudre, par l'instant, par la passion. Par le Présent.
   C’est ce qu’on se dit, jusqu’à ce que le destin ne nous rappelle durement qu’il n’existe pas.
   C’est ce jour là que j’en ai pris conscience.
   Le jour où la destiné que je pensais avoir choisie m’a été volée.
   Le jour où mon univers s’est écroulé.
   Comme un château de cartes.
   Une arme n’a pas de destin.
   Une arme détruit le destin.
   Le destin des autres.
   Tous les autres.

   Mon corps s’effondra de toute sa masse et se tordit par terre.
   Les hommes de Salazar m’avaient repéré et m’attendaient. Ils étaient une quinzaine à pointer leurs fusils sur moi, alors que mes muscles s’apprêtaient à se déchirer. Les yeux exorbités, je poussai un beuglement, répandant ma bave sur le sol. Jamais l’empoisonnement n’avait été aussi insupportable. Puis, lentement, la souffrance s’estompa. Je restai prostré sur le plancher d’acier, la respiration saccadée. Un ricanement me parvint. Je relevai la tête pour voir le nabot qui se tenait fièrement entre ses larbins, un sourire satisfait sur le visage.
   « On dirait que les rôles sont inversés, à présent, gloussa-t-il.
   - Où… Est… la… Gamine… ?
   - Elle est… Quelque part, ricana Salazar.
   - Espèce d’enc…AAAAAAAAAAARRRGHHHHHH ! »
   La douleur rejaillit subitement de mes entrailles, dévorant mon corps, puis s’évanouit presque aussitôt. Je tremblais franchement, à présent.
   « Heurrffff…. Heuurrfff…
   - A ce que je vois, vous êtes familier avec ces merveilleuses petites nano-machines, ‘Monsieur Dragon’, continua Salazar, hilare.
   - Com… Comment… ? »
   Question idiote… C’était pourtant évident. Salazar brandissait un holopad. Un tapotement sur l’hologramme et je fus submergé par les toxines. Mon râle résonna dans les couloirs de la cale. Lorsque j’eu fini de me tordre, Salazar s’approcha de moi et agita l’appareil au dessus de ma tête. Il me fallait le faire parler le plus possible, histoire de récupérer un peu de forces. J’articulai difficilement :
   « C’est… C’est Brian Irons… Qui vous a… Engagés… N’est-ce pas ? »
   Salazar ne répondit pas, mais à son sourire, je vis que j’avais fait mouche.
   « Il n’a jamais, baragouinai-je… Il n’a jamais… Digéré sa défaite contre Birkin… Alors pour garder un moyen de pression… Il a enlevé sa fille… La demande de rançon n’était qu’une diversion… Mais p-pourquoi avez-vous tenté de l’assassiner ? »
   Le petit homme m’écoutait à présent.
   « Vous… Vous étiez tous les deux membres de Veltro.
   - Ah, Monsieur Dragon a bien appris sa leçon, hmm… ?
   - Il s’est fait passer pour Osmund Saddler, le fameux ‘O.S.’, le fondateur de Veltro. Il détenait des informations… Sur vous… Sur l’attentat du conseil Vhozon… Et a tenté de vous faire chanter, c’est ça.. ? Vous vouliez le faire taire..? »
   Salazar explosa de rire. Un rire grinçant auquel le timbre aigu de sa voix n’arrangeait rien. 
   « Vous n’y êtes pas, finit-il par dire. Vous n’y êtes pas du tout. Celui que vous nommez Brian Irons a failli à sa parole, il n’était qu’un traître à Veltro et à sa Cause ! C’est pour cela que j’ai tenté de le retrouver après avoir semé la police de la Fédération Tyrannique ! »
   Il avait pété un câble. Il agitait les bras et parlait avec ce timbre que seuls les mégalomanes emploient. Je préférai ne pas lui couper la parole, pas tant qu’il pouvait me détruire de l’intérieur d’une pression de doigt.
   « Lorsque le moment est venu, continua-t-il, il était bien heureux de m’avoir sous la main ! Il m’a confié la capture de Sheryl Birkin, en échange, soi-disant, d’effacer toute trace de mon existence dans les données de la Fédération.
   - C’est… C’est impossible, balbutiai-je… Sans l’accord du Sénat et des trois Intelligences Artificielles de la base de données, il est impossible d’effacer l’existence d’une personne…
   - JE LE SAIS BIEN, hurla le petit homme. »
   Et, ce faisant, il m’inocula une nouvelle dose de toxines. Je me mordis la langue pour ne pas crier.
   « C’est impossible. Mais il l’a fait ! Il l’a fait pour lui-même !
   - Quoi ?
   - Tout ce que vous pensiez savoir sur Brian Irons est faux. Mais je savais qu’il refuserait de partager son secret avec moi… Alors j’ai essayé de le faire tuer. Il était le seul à savoir où je me trouvais, il était devenu dangereux. Pour moi et pour l’Avenir de Veltro ! »
   Il s’énervait. Pour ma survie, je devais continuer à le faire parler.
   « Et pourtant… Il vous a autorisé à quitter la planète à bord du croiseur…
   - C’est parce que je l’ai berné, dit Salazar d’un air dédaigneux. Je lui ai fait croire que…
   - Que dalle, Salazar, le coupai-je. Brian Irons vous a utilisé…
   - NE M’INTERROMPEZ PLUS JAMAIS ! »
   Salazar appuya nerveusement sur la commande de son holopad. La douleur fut encore plus vive que les fois précédentes. Malgré les spasmes, j’articulai :
   « L…Les… Vaisseaux… De… Défense de la p… Planète… Vont vous canarder dès… Dès que vous aurez passé… Les frontières… de Logacia… »
   Le sourire de Salazar s’effaça d’un coup.
   « Tu bluffes, dit-il, abandonnant le vouvoiement.
   - N… Non… Il n’a aucunement… l’intention… De laisser de… témoins…
   - TU BLUFFES, répéta-t-il. Il m’a signalé que cette chasseuse de primes s’était infiltrée à bord du vaisseau ! Il m’a signalé que tu allais débarquer, et TE VOILÀ ! C’est lui qui m’a fourni le système de contrôle des nano-machines pour te… !
   - Il… Veut se… Débarrasser de tous les témoins… Moi compris… 
   - LA FERME, L’ALIEN ! Beugla-t-il. »
   Je profitai de son manque d’attention pour tenter de le piéger. Dans un geste vif, je tendis la main vers lui, mais ses hommes de main furent plus rapides que moi. D’un geste commun, ils m’arrosèrent de balles et de plasma. Je sentis les membranes de mes ailes être réduites en lambeaux. Je retombai dans mon propre sang. Salazar eut un râle vengeur. Il m’envoya son pied dans le bec, puis appuya rageusement sur un bouton de son holopad.
   La nouvelle décharge m’arracha un cri ; je sentis quelque chose en moi éclater. Je me penchai pour vomir et m’aperçut avec frayeur qu’un filet de sang coulait de mon bec. Je tentai de me relever, sans succès. Un de mes organes avait implosé. Je fermai les yeux, agonisant.
   Ils partirent tous et éteignirent la salle.
   « On le laisse là avec la femme, conclut Salazar avant de quitter la pièce. Qu’il crève ici, on larguera la cale après avoir quitté le système. »

   Avec la femme ?

   ‘Ridley’
   Ada… Ada était dans la cale. Je devais la retrouver, il le fallait. Je me concentrai et ouvris tous mes sens. Je balayai la pièce à la recherche de la moindre odeur, du moindre son, derrière le vrombissement des moteurs anti-gravité, le tambourinement de la pluie sur la coque du vaisseau, derrière les exhalaisons écœurantes du métal rouillé. Si seulement je pouvais atteindre l’interrupteur de la cale…
   ‘Il fait tellement noir…’
   L’odeur d’Ada. Elle était là. A une vingtaine de mètres. Je me retournai et, ne pouvant me lever, rampai vers elle, traînant mes membres et mes ailes en charpie. Chaque mouvement était plus difficile, plus douloureux que le précédent, mais je continuai. Encore. Encore. Tout tournait autour de moi. Je serrai les dents, sentant le sang dégouliner de ma bouche. Allez, ce n’était ni le moment ni l’endroit pour mourir.
   ‘Je suis désolée’
   Sa voix continuait de résonner dans ma tête. Je la voyais à présent : elle était à une dizaine de mètres de moi, affaissée contre un mur, dans la pénombre. Soulagé, j’accélérai. L’odeur de la rouille et du sang se mêlaient en un cocktail ignoble, mais, telle une lueur, le parfum du corps d’Ada illuminait ma route. Il fallait que je l’atteigne.
   ‘Ridley, je voulais…’
   Deux mètres… Un mètre…
   « Tout va bien, Ada, haletai-je. Je suis là. Je suis là. Jesuislàjesuislàjesuislà… »
   ‘Dit à Léon…’
   Ma main rencontra son pied, puis sa jambe. Je sentis la douceur de sa peau ; je plantai mes griffes dans le sol et, dans un ultime effort, atteignit enfin la jeune femme. Je tâtonnai précipitamment par terre, saisis son holopad et l’activai pour nous éclairer. La faible lumière bleutée me révéla son visage, pâle et inerte. Elle était nue. Je tressaillis, essayant de ne pas penser à ce qu’elle avait du subir.
   « Ada, réveille-toi, lui murmurai-je. Je suis là, chhhh, je suis là ma chérie, réveille-toi… »
   Aucune réponse. Son corps était frigorifié. Ses narines ne frémissaient pas. La main tremblante, je pris son pouls. Le mouvement fit bouger sa tête et dégagea la mèche qui cachait le haut de son visage.
   « Oh… Non… Non, non, non, non, non, non, non, non, non, non, non…. »
   Une fleur écarlate ornait son front, un tout petit trou dont un filet de sang séché s’écoulait. Un impact de balle.

   Le monde s’était figé.

   « Pardon, murmurai-je…. Pardon… Pardon… »

   Seule, engloutie par les ténèbres d’une cale froide et crasseuse, Ada Wong était morte.

   Elle était morte.

   Je serrai son corps contre le mien en tremblant, pressai ma tête contre sa poitrine, les yeux dans le vide, me balançant d’avant en arrière, comme pour la bercer. Comme pour me bercer moi-même.
   Ada Wong était morte.
   Morte.
   ‘Ridley…’
   Je relevai la tête et hurlai comme jamais je n’avais hurlé.
   ‘Je suis enceinte de Léon.’
   Et au cœur de l’anneau d’une planète inconnue, à des années lumières de là, une Raheemta entonna son dernier chant.

Keliaran

RIDLEY :
LES CHRONIQUES D'UNE OMBRE
Fin du chapitre 14

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Un remake de Metroid Prime, enfin ! Vous en pensez quoi ?

Je prends direct ! Toute mon enfance en HD !

Je n'étais pas né à l'époque, quelle aubaine de pouvoir enfin le faire !

Très peu pour moi, j'attendais la trilogie d'un coup...

Bof, je l'ai déjà trop fait, je passe...

J'ai tout claqué dans les remakes HD de Crash Bandicoot :(


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